Par Edouard Seghur

 

Vingt-quatre victoires sur 51 Grands Prix, cinq titres de champion du monde : le coureur Juan Manuel Fangio a dominé sans partage ou presque la Formule 1 durant les années 1950. Soixante ans plus tard, le natif de Balcarce apparaît tout simplement comme l’un, si ce n’est LE meilleur pilote de tous les temps. Et dire que l’icône argentine n’a obtenu son permis de conduire… qu’après la fin de sa carrière !

 

« Je le vis pour la première fois au printemps 1949 sur l’autodrome de Modène. Il y avait d’autres pilotes mais je finis par garder les yeux sur lui. Il avait un style insolite : il était le seul à sortir des virages sans raser les bottes de paille à l’extérieur. Je me disais : cet Argentin est vraiment fort, il sort comme un bolide et reste au beau milieu de la piste ! Quant à l’homme, je ne parvins jamais à le cerner vraiment. Manuel Fangio est resté pour moi un personnage indéchiffrable… » Les paroles d’Enzo Ferrari résonnent aujourd’hui comme un beau résumé de Juan Manuel Fangio, pilote surdoué, à la personnalité magnétique et un brin secrète, suscitant le respect, y compris chez ses adversaires. Sterling Moss, un temps son rival, déclarait d’ailleurs, comme envoûté : « A trois reprises, il fut champion et moi second. Placé dans des circonstances analogues aujourd’hui, certains pilotes – peut-être même tous – haïraient un tel rival, tenteraient l’irréparable pour s’en débarrasser. Moi, j’étais heureux. Dauphin de Dieu ! »

 

Juan Manuel Fangio est né en 1911 à Balcarce. La petite ville à quelque 400 km au sud de Buenos Aires honore aujourd’hui son champion à travers un musée qui lui est dédié 1 ou encore un circuit d’automobile. Il fallait bien rendre hommage à cette icône sportive aussi importante, en Argentine, comme l’est d’une certaine manière, dans un autre registre, Diego Maradona …

 

Fils d’immigrés italiens

Que de chemin parcouru pour le pilote issu d’une famille modeste d’immigrés italiens ! Fangio est d’abord apprenti mécanicien dans un garage tenu par un pilote local, Miguel Viggiano, qui travaille pour la marque de voitures Studebaker. L’adolescent fondu de foot fait, à ce moment-là, sur les routes rocailleuses de l’Argentine, l’apprentissage de la conduite automobile, et découvre aussi toutes les subtilités d’un moteur. Après son service militaire, Juan Manuel ouvre à 21 ans son propre garage et dispute plusieurs courses sur circuit (il prend part à sa première course automobile en octobre 1936). Grâce à des cotisations réunies par des amis qui ont remarqué sa vitesse et sa grande maîtrise de l’automobile, il s’engage bientôt sur d’épiques courses routières. Il remporte, en Chevrolet, en 1940, sa première grande victoire dans le Grand Prix international du Nord, une victoire qui déclenche un grand enthousiasme dans tout le pays : il faut dire que le parcours de plus de 9000 kilomètres, qui le mène jusqu’à La Paz (Bolivie) et à Lima (Pérou), dure deux semaines et comporte plusieurs passages à 4 000 mètres d’altitude dans les Andes ! Il devient champion d’Argentine, catégorie carreteras, en 1940 et en 1941.

 

Un héros national soutenu par Perón

Après la Seconde Guerre mondiale, il n’a rien perdu de sa technique, malgré de longs mois d’inactivité pour cause de rationnement. Fangio rejoint l’Automobile Club d’Argentine – écurie encouragée et financée par le président Peron , grand amateur de courses et conscient du prestige qu’il peut en tirer – pour une campagne en Europe. C’est un incroyable succès : il remporte six courses sur huit ! A son retour d’Europe, une foule enthousiaste l’accueille sur le tarmac, à Buenos Aires, et Perón le reçoit comme… un héros national.

 

Après avoir rejoint en 1950 Alfa Romeo pour le Championnat du monde de Formule 1, Fangio est distancé par son équipier, l’Italien Giuseppe Farina, pour le titre mondial. L’année suivante, il prend toutefois sa revanche en remportant, au volant de son Alfa, le titre lors de la dernière course de l’année, le Grand Prix d’Espagne, au terme d’un âpre duel avec le pilote de Ferrari Alberto Ascari. La suite ? Malgré deux années à oublier (1952-1953, en raison d’un accident et d’une blessure à la colonne vertébrale), c’est une succession de victoires et un palmarès hors du commun.

 

Au final, de 1950 à 1957, Fangio a disputé huit championnats du monde de Formule 1, en a remporté cinq (en 1951, 1954, 1955, 1956, 1957), et a terminé deux fois deuxième. Il a remporté pas moins de vingt-quatre des cinquante et un grand prix auxquels il a participé. Il a même réussi l’exploit d’être le seul pilote à être sacré champion du monde dans quatre écuries différentes (Mercedes, Maserati, Ferrari, Alfa Roméo).

 

Coureur virtuose, charismatique, avec ses lunettes noires et son regard perçant, « El Chueco  » (soit le « tordu »), comme on le surnomme en raison de ses jambes arquées, est vénéré par la foule, notamment parce qu’il prend des risques extrêmes, comme dans la course de Lesmo, à Monza, en Italie, en 1952, où il frôla la paralysie, ou aux 24 Heures du Mans de 1955, marquées par le plus tragique accident qu’ait connu le sport automobile (plus de 80 spectateurs morts). « Fangio fait bien sûr partie du panthéon du sport en raison de ses succès, mais aussi à cause de sa personnalité. Un de ses mérites fut en effet de conquérir la confiance de ses pairs. En 1955, les deux Mercedes de Moss et Fangio franchirent dans cet ordre l’arrivée du Grand Prix de Grande-Bretagne, avec un mètre d’avance pour la monoplace du Britannique. Généreux cadeau du maître à son jeune élève alors devant son public ? L’Argentin eut l’élégance de ne jamais le reconnaître », nota Johnny Rives, journaliste à l’Equipe.

 

Ses records ont été battus depuis, notamment par Michael Schumacher – sept titres mondiaux au compteur. Mais il n’empêche que les exploits de Fangio, au vu de la mécanique des années 1950, apparaissent aujourd’hui à bien des égards encore plus extraordinaires. « Les monoplaces n’avaient pas, alors, la tenue de route des petits monstres surbaissés d’aujourd’hui. C’étaient de grosses torpilles aux capots interminables, avec toute la cavalerie par devant, dotées d’accélérations terrifiantes, que seuls des athlètes dotés d’une poigne de fer pouvaient tenir en main » 2 , rappelait, dans Le Monde, un journaliste spécialisé dans l’automobile.

 

Des scientifiques de l’Université de Sheffield, en Angleterre, ont même démontré cette année, via une très sérieuse étude permettant d’établir une hiérarchie des pilotes de l’histoire de la Formule 1 (« en relativisant l’importance des écuries et du matériel à chaque époque » 3), que Fangio est tout simplement le meilleur coureur de Formule 1 de tous les temps, devant le Français Alain Prost et l’Espagnol Fernando Alonso !

 

L’Argentin a pris sa retraite sportive en 1958, à l’âge de quarante-huit ans, ce qui lui laissa tout le loisir de passer son… permis de conduire – qu’il obtint finalement en 1961. Fangio est mort dans son lit le 18 juillet 1995 d’une crise cardiaque liée à une pneumonie, à l’âge de 84 ans. Trois jours de deuil national furent décrétés en Argentine, c’est dire si l’aura du champion dépassait le cadre sportif.

 

Le saviez-vous ?

Le 23 février 1958, alors qu’il venait disputer le Grand Prix de La Havane, Fangio fut kidnappé dans le hall de son hôtel, par les rebelles castristes. Il fut libéré vingt-six heures plus tard sans violence. L’opération était avant tout symbolique pour les partisans de Fidel Castro, qui tentaient alors de renverser le régime du général Batista, et qui, en enlevant l’as du volant, souhaitaient attirer l’attention du monde entier sur leur lutte. Presque victime du syndrome de Stockholm, Fangio déclara aux journalistes, après sa libération : « Je me sens en pleine forme. J’ai été magnifiquement traité. Ma détention a quand même été mouvementée, et j’ai changé trois fois de maison et trois fois de voiture en vingt-quatre heures. J’ai toujours été tranquille sur mon sort. Ma seule inquiétude était de ne pouvoir communiquer avec ma femme ». Le pilote dira même plus tard : « Cet événement m’a peut-être sauvé la vie ». La course cubaine à laquelle il ne put participer fut en effet endeuillée par un grave accident.

 

Pour aller plus loin

http://www.jmfangio.org
http://www.ina.fr/video/CAF91031234
https://www.youtube.com/watch?v=Kktt2BtFjL8

1 http://www.museofangio.com

2 http://www.lemonde.fr/archives/article/1995/07/19/la-mort-de-juan-manuel-fangio_3860246_1819218.html#OyMBfzb2SrXj3QMA.99

3 http://sport24.lefigaro.fr/le-scan-sport/buzz/2016/04/15/27002-20160415ARTFIG00279-c-est-scientifiquement-prouve-fangio-est-le-meilleur-pilote-de-l-histoire-de-la-formule-1.php